Il faudrait répéter au moins une fois par jour: Resurrexit sicut dixit!

Tels sont les mots que Serguei Averintsev, orthodoxe, membre de l’Académie pontificale des Sciences sociales, adresse à un ami en regardant la coupole de Saint-Pierre. Un souvenir de l’œuvre et de la vie du chercheur récemment disparu

par Pierluca Azzaro

«Il fut le prophète du dialogue œcuménique», le «champion du dialogue Orient-Occident». Telle est la teneur des commentaires de la presse européenne qui ont suivi l’annonce de la disparition, le 21 février dernier, à Vienne, de Serguei Averintsev, membre, bien qu’il soit orthodoxe, de l’Académie pontificale des Sciences sociales. C’est un leitmotiv qui trouve d’abord sa confirmation dans les messages de condoléances qui ont été en même temps envoyés à sa veuve Natalia par le secrétaire d’État, le cardinal Angelo Sodano, au nom du Saint-Père, et par le patriarche de Moscou et de toutes les Russies, Alexis II. Cette convergence de jugements est ensuite confirmée par une circonstance singulière: l’archevêque chrétien-orthodoxe de Vienne, S. G. Hilarion Alfeyev, et le cardinal Paul Poupard ont rendu hommage à ceux qui ont toujours et avant tout servi l’Église universelle; le premier, à l’occasion de la prière funèbre (panichida) qui s’est déroulée, le 4 mars dernier, à Vienne, le second dans une lettre qui est arrivée à Madame Averintseva quelques jours avant la disparition de son mari.
Et pourtant, comme a voulu le souligner le cardinal Tomás Spidlík, «respirer à deux poumons, l’oriental et l’occidental, n’était pas pour Averintsev un “programme” qu’il cherchait à réaliser, mais plutôt une attitude normale de vie». Un bref regard sur sa vie et sur son œuvre confirment ce jugement.
Serguei Averintsev naît en 1937, à Moscou «de parents cultivés et – comme il le rappela plus tard – plus enclins à l’agnosticisme et au déisme issus de la philosophie des Lumières qui avait marqué le siècle précédent que véritablement communistes ou athées». Et ainsi, il arrive à la foi chrétienne, moins par tradition familiale qu’à travers «cette possibilité que la terrible réalité de la dictature stalinienne» offrait paradoxalement «d’être conduit, d’être obligé à se confronter avec la vérité première de la foi: Ecclesia Christi, l’Église de Jésus-Christ». Parmi tous les événements qui témoignent de cette Église et qu’il a personnellement vécus, il y en a un, qu’il a souvent rappelé par la suite, qui s’est produit peu après la guerre dans un village de la Russie soviétique. Il le tient d’une vieille paysanne qui en avait été témoin et qui le lui a raconté lorsqu’il était adolescent: une procession de fidèles entre dans une église qui va être consacrée et la jeunesse communiste locale, qui est montée sur le clocher, urine sur les fidèles: «Tout l’héritage chrétien qu’il était possible de détruire, était scrupuleusement détruit sous nos yeux – dit plus tard le chercheur – en grand, systématiquement. C’en était fini de «l’illusion d’une nation “chrétienne”, d’une nation “orthodoxe”». C’était l’écroulement de l’Église entendue d’abord comme establishment, comme ordre institutionnel; ce qui restait «avec cette vieille paysanne sans défense qui n’avait pas perdu la foi et ce jeune garçon qui l’écoutait», c’était cette procession, donc l’Église «dans son aspect corporel», «fondée par Jésus-Christ lui-même», «le caractère physique de la parole de Dieu et du peuple de Dieu, le caractère physique de l’Église méprisée et persécutée comme lieu de la fidélité qui était aussi physiquement démontrée».
Paradoxalement, cela donnait la possibilité de «se remettre sur la voie de l’essentiel, sur le fait en soi, et de retrouver, ainsi, la route de l’unité perdue» (Averintsev 1996, p. 1-5).
Pour Averintsev, le cas du philosophe russe-orthodoxe Leo Karsavin acquiert en ce sens une valeur paradigmatique. Ce philosophe en effet, sans avoir jamais renoncé aux âpres critiques qu’il adressait au catholicisme, accepta avec joie au moment de sa mort de recevoir l’eucharistie d’un prêtre catholique, enfermé comme lui dans un goulag soviétique; mais aussi le cas, moins connu, dont le savant lui-même fut témoin à l’époque où, jeune étudiant, il fréquentait la faculté de Lettres classiques de Moscou, d’une jeune polonaise catholique qui exerçait une discrète activité missionnaire parmi les étudiants soviétiques athées en propageant la foi orthodoxe (cf. Averintsev 2003, p. 5).
Serguei Averintsev, dans la fonction de sous-diacre, durant une célébration liturgique chrétienne-orthodoxe récente
Il s’agit seulement de quelques-uns des nombreux épisodes qu’il cite et qui constituent l’histoire de la rencontre catholique-orthodoxe durant le régime soviétique. Épisodes que ne relie pourtant pas à ses yeux ni une certaine attitude “libérale” ni un “sentiment” plus ou moins œcuménique, mais plutôt la «foi nue et crue (et avec elle l’humanité qui la possède)» (Averintsev 1996, p. 4).
Cette foi, dont il a personnellement fait l’expérience, constitua la base aussi bien de son activité didactique, puis, plus tard, de son engagement public, que de son activité plus proprement scientifique et littéraire. Il faut rappeler parmi les nombreuses entreprises qui caractérisent son activité didactique les cours qu’il fit, entre 1970 et 1971, à la Faculté d’Histoire de l’Université de Moscou. «Il les présenta comme un cycle de cours sur l’esthétique byzantine – rappelle aujourd’hui sa femme – mais en réalité, lentement et tranquillement, il parlait de christianisme». Les autorités soviétiques, déconcertées, tolérèrent d’abord en silence ces cours que fréquentaient des centaines d’étudiants, – «La chose était tellement incroyable», raconte encore Madame Averintsev, «que les autorités pensaient que mon mari avait reçu des autorisations particulières». Mais, par la suite, les cours furent interdits. À cette époque, Averintsev devint aussi l’un des auteurs de marque de l’Encyclopédie philosophique pour laquelle il publia des articles extrêmement controversés comme «Conversion», «Christianisme», «Salut».
Enfin, en 1989, grâce au changement du climat politique de l’ère Gorbatchev, il accepte d’être candidat à la charge de «député du peuple» et, en tant que représentant du groupe mené par Andreï Sakharov, il se consacre surtout à l’élaboration d’une législation «équitable et démocratique» sur la liberté de conscience: «La liberté de conscience est un principe auquel la démocratie ne peut renoncer sans cesser d’être démocratie», déclare-t-il lors d’une intervention au Congrès (Averintsev 1989, p. 113).
À ceux qui, au fil des années, lui conseillaient de «ne pas essayer», l’avertissaient que «cela ne passerait pas», Averintsev, avec le sens de l’humour qui lui était propre, répondait que, pour ce qui le concernait, il s’agissait en réalité «d’un comportement normal du point de vue purement biologique. Le comportement de quelqu’un qui est vivant, différent de quelqu’un qui ne l’est pas» (Averintsev, Milan 2001, p. 13).
Il avait une façon de «parler sans autorisation préalable» qui, comme il l’a toujours souligné plus tard, n’était ni «bravade» ni moins encore «héroïsme» mais plutôt – disait-il en paraphrasant Chesterton qu’il aimait beaucoup – une manière de «marcher allègrement dans l’obscurité»: «Être sûr de soi et de son succès, c’est répugnant et stupide; être paralysé par le danger de l’insuccès, c’est une marque de lâcheté; passer du désir de succès à la peur de l’échec, c’est vain et mesquin; ne pas se soucier de l’avenir, c’est la mort. La noblesse de l’âme et la joie, c’est de passer au-delà des frontières de ces quatre variantes, de marcher allègrement dans l’obscurité, d’investir avec un sérieux absolu, “comme les enfants innocents dans le jeu”, toutes ses forces, tout en restant libre par rapport à l’issue, pleinement prêt à échouer ou à être ridiculisé… (Averintsev 1989, p. 12-13).
La publication de l’œuvre qui consacre la notoriété scientifique d’Averintsev au niveau international date de 1977. Il s’agit de l’ouvrage Poetica della letteratura antico-bizantina, un ouvrage consacré aux formes artistiques et littéraires de la civilisation grecque d’époque médiévale, à savoir la civilisation byzantine, et en premier lieu à l’icône, considérée comme sa plus haute expression visuelle. L’étude comparée de la civilisation orthodoxe et de la civilisation catholique – qui sera dès lors au centre de sa recherche – n’est cependant jamais une fin en soi: le fil directeur de l’étude comparée d’Averintsev est au contraire constitué de ces moments d’influence et de compréhension réciproques qui caractérisent leurs rapports pendant des siècles, même durant la période de plus fort conflit confessionnel. Il rappelle ainsi, par exemple, que c’est saint Dimitri, évêque de Rostov (1651-1709), qui voulut traduire en russe Anima Christi, la prière si chère au catholicisme, probablement pour l’utiliser dans la liturgie orthodoxe; et c’est le grand poète et penseur russe de l’époque symboliste Viatcheslav Ivanov (1866-1949) qui forgea, à propos de l’Orient et de l’Occident, la métaphore – citée plus d’une fois par Jean Paul II –des «deux poumons» de l’Église universelle, après que, en 1926, durant son séjour à Rome il eut demandé et obtenu de pouvoir s’approcher de l’Église catholique «sans pourtant accomplir “le passage définitif”, à savoir l’abjuration formelle de l’Église orthodoxe et de sa propre identité de croyant orthodoxe».
«Je crois qu’il est clair que mon plus grand désir, malgré mes faibles forces, est de continuer à me prodiguer pour cet effort de compréhension réciproque», dit Averintsev dans le discours qu’il prononça pour la remise du Prix “Senatore Giovanni Agnelli” qui lui fut assigné en février 2001. Compréhension réciproque, pour lui, ne devait absolument pas signifier “uniformité” mais “unité dans la diversité”. Et le centre de cette unité, il le définit à nouveau, en 1999, face aux autorités catholiques et orthodoxes réunies pour l’inauguration de Sophia. La Sapienza di Dio, l’exposition d’anciennes icônes russes au Vatican: «Plus nous observons sérieusement la réalité de notre temps», écrit-il, «plus devient évident notre devoir de confesser ensemble la vérité de la Croix, pour reprendre les paroles de l’encyclique Ut unum sint» (Averintsev 1999, p. 7).
La plus grande menace pour notre temps, en effet, il la voyait dans le risque d’un «totalitarisme religieux» qui – à la différence du totalitarisme athée – ne s’oppose pas tant à la foi qu’il ne la transforme en “idéologie”, en instrument de pouvoir, en lui niant cette “identité première” qui lui est propre: «Il est essentiel que la foi ne soit pas entendue comme un moyen pour réaliser des projets de salut… des projets de civilisation mondiale et ainsi de suite… La foi ne peut nous sauver, nous et notre monde, que s’il s’agit d’une foi authentique et non d’une source inconnue d’énergie au service d’un énième projet utopique» (Averintsev 1989, p. 109).
Serguei Averintsev avec Jean Paul II à l’occasion de l’audience aux participants à l’assemblée plénière de l’Académie pontificale des Sciences sociales, le 2 mai 2003
C’est aussi de cette perspective que naît son intérêt renouvelé pour ce qui définit la culture européenne. Pour Averintsev, il y a à la base de cette culture l’idée de “personne”, telle que cette idée centrale dans le système de valeurs européen s’est formée peu à peu à partir de la synthèse des “sources”: Athènes, Jérusalem, Rome; «Jérusalem» pour la foi, «Athènes» pour la culture séculaire et rationnelle de la civilisation grecque et «Rome» pour le respect de l’ordre de l’État et de la loi. Affirmer les origines essentiellement chrétiennes de l’Europe revient donc pour lui à redécouvrir l’idée de “personne”, et il est nécessaire pour cela de revivre le souvenir des “sources” de la synthèse desquelles est sortie cette idée.
«Il faudrait répéter au moins une fois par jour: Resurrexit sicut dixit!», dit-il, en regardant la coupole de Saint-Pierre, à Herbert Schambeck, un collègue de l’Académie pontificale des Sciences sociales qu’il avait rencontré en face de la Maison Santa Anna, peu avant la dernière séance à laquelle il participa. Parmi les nombreuses interventions qui ont eu lieu en son honneur, il y en a une qui a tellement frappé Victor Gaiduk, éminent représentant de l’intelligentsia russe et traducteur des premières interventions d’Averintsev en langue italienne, qu’il a décidé de la traduire en italien. Il s’agit du premier texte écrit en souvenir de son ami disparu, publié sur Novye Izvetsia, le 25 février dernier: ici l’auteur, dans l’hommage qu’il rend au philologue, souligne comment, pour l’étymologie, Averintsev «est l’homme… d’une foi différente… C’est la foi que seuls nos enfants peuvent avoir». In paradisum deducant te angeli, Serguei Sergueievitch!, c’est sous ce titre que Michail Pozdnyaev présente le souvenir du grand penseur russe.

TEXTES CITÉS

1. S. Averintsev, Die Solidarität in dem verfemten Gott. Erfahrungen der Sowjetjahre als Mahnung für Gegenwart und Zukunft [La solidarité dans le Dieu proscrit. Expériences de la période soviétique comme avertissement pour le présent et l’avenir], Tübingen 1996.
2. S. Averintsev, Poetika rannevizantijskoj literatury, Moscou 1977.
3. S. Averintsev, La Russia e la “cristianità europea” , Discours pour la remise du Prix “Senatore Giovanni Agnelli”, Turin 2001.
4. S. Averintsev, La Sapienza di Dio ha costruito una casa (Pr 9,1) per la dimora di Dio stesso tra noi: il concetto di Sofia e il significato dell’icona in: Sophia. La Sapienza di Dio, éd. Giuseppina Cardillo Azzaro et Pierluca Azzaro, Milan 1999.
5. S. Averintsev, Sophia. La Sapienza di Dio. Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de l’exposition “Sophia. La Sapienza di Dio”, Aile Charlemagne, Cité du Vatican 1999.
6. S. Averintsev, Cose attuali, cose eterne. La Russia d’oggi e la cultura europea, Milan 1989.
7. S. Averintsev, Atene e Gerusalemme. Contrapposizione e incontro di due principi creativi, Rome 1994.
8. S. Averintsev, Poety, Mosca 1996; Rapetti, Milano 2001.
9. G. Mattei, Un respiro a due polmoni, in: L’Osservatore Romano del 7 mars 2004.
10. M. Pozdnyaev, In memoriam Serguei Averintsev. In paradisum deducant te angeli, Sergej Sergeejvich, in Novye Izvestia du 25 février 2004.
11. La spiritualità dell’Europa orientale e il suo contributo alla formazione della nuova identità europea, conférence prononcée dans la Salle Zuccari du Palazzo Giustiniani, à Rom­e, le 25 mars 2003 dans le cadre du cycle sur “la philosophie de l’Europe”.

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